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LE ROMAN DE MOEURS: AUX ORIGINE DU ROMAN REALISTE, Bernard Gendrel, éditions Hermann, 2012. (Cet article est déjà paru sur nonfiction.fr)

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   Né sous la Restauration, le terme “roman de mœurs”, légèrement flottant, désigne avant tout un type de récit dans lequel l’aspect social domine sur l’aspect psychologique ou romanesque. Déjà présent au XVIIIe siècle, ce type de narration ne prend véritablement son essor qu’à partir des années 1820. Bien distincts des romans historiques d’intrigue ou de caractère, les livres de Walter Scott jouent un rôle important dans la genèse de cette nouvelle forme. L’écrivain écossais valorise effectivement l’aspect social, et le lecteur éprouve une impression de réel. De surcroît, les personnages scottiens ne sont pas régis par des maximes psychologiques universelles, ce qui ne les rend pas anachroniques, mais au contraire bien ancrés dans une ère passée précise.

   Dans le sillage des “physiologies”, récits décrivant des types humains socioprofessionnels, le roman de mœurs associe l’aspect social, explicatif, et l’aspect romanesque, plus irrationnel, valorisant le hasard au détriment de la logique. Le genre connaît alors un certain succès. Le public souhaite effectivement appréhender le monde tel qu’il est, et se distraire, par le biais d’une histoire originale, riche en rebondissements.

   Balzac reste le premier à avoir véritablement lié aspect social et aspect psychologique. Son style emprunte aux principes du récit physiologique, mais ses personnages répondent également à des motivations psychologiques d’ordre individuel, à la différence des héros de Scott. De plus, le personnage balzacien reste proche d’un public dont il est quasi contemporain. Les maximes qui déterminent pour une bonne part de sa conduite reflètent elles-mêmes les préoccupations et l’état d’esprit de l’époque. De fait, La Comédie humaine demeure bel et bien l’expression la plus parfaite de cette hybridation, même si l’auteur du Père Goriot a eu quelques prédécesseurs, à l’instar de Robert Challe, et de ses Illustres françaises, parues en 1713. Retenons également les noms de Charles de Bernard (Le Nœud gordien, 1838), ou de Léon Gozlan (Le Médecin du Pecq, 1839). Ces deux créateurs désirent, en effet, valoriser la logique sociopsychologique, même si leur production s’apparente toutefois davantage à des romans d’intrigue. Le roman de mœurs réaliste connaît alors différents modes d’expression.

   Stendhal, notamment, adopte une autre approche. L’aspect psychologique s’incarne à travers des personnages principaux dotés d’un caractère exceptionnel, quand l’aspect social s’incarne à travers des personnages secondaires, bien représentatifs de classes sociales déterminées, et singulièrement mesquins. Un héros hors du commun s’oppose au conformisme ambiant, et donc agit contre son époque, c’est-à-dire en fonction de la société de son temps, pour justement s’en détacher. Dès lors, le réalisme naît, indirectement, de la confrontation entre le héros et cette même société, devenue “contre modèle”. En outre, les figures stendhaliennes ne répondent pas à une maxime générale, comme c’était le cas dans le récit physiologique. La psychologie de Julien Sorel ou Fabrice del Dongo, individus exceptionnels, se fonde avant tout sur du romanesque. De là vient le charme si particulier de livres comme La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le Noir ou Lucien Leuwen.

   George Sand, de son côté, mêle réalisme et idéalisme. Chez elle, le réalisme est en effet d’abord une structure rhétorique : les divers protagonistes du récit sont bien représentatifs de leur classe sociale, et leur attitude répond à certaines maximes universelles, de façon caractéristique. Néanmoins, l’auteur de La Petite Fadette va opérer une sorte de sélection : lié à des déterminations sociales, le comportement de ces mêmes protagonistes est également guidé par des motivations d’ordre psychologique, motivations qui leur sont propres, et que George Sand idéalise. En apparence incompatibles, réalisme et idéalisme s’unissent ainsi harmonieusement.

   Cette association entre aspect social et aspect psychologique dépasse néanmoins le simple cadre du roman de mœurs. Considéré, à juste titre, comme un des maîtres du réalisme, Gustave Flaubert est resté toute sa vie tenté par le romantisme et par un certain sentimentalisme. Ayant très vite renoncé au naturalisme, l’auteur de Salammbô mélange effectivement harmonieusement ces deux mêmes aspects, dans Madame Bovary notamment. Pleins d’illusions, appartenant tous deux à la même classe sociale, Emma et Charles se racontent les mêmes lieux communs romantiques, mais n’aspirent pas au même idéal, du fait de leurs différences de caractère. Semblablement, Zola, associe aspect psychologique et social, en y ajoutant des considérations physiologiques, dans une perspective naturaliste.

   Dans la conclusion de l’ouvrage, Bernard Gendrel s’attache également à montrer que cette même association psychologie/social se retrouve dans bien des récits, au XXe siècle. Ainsi en est-il du Nouveau Roman. Ayant rompu avec la narration classique, Alain Robbe-Grillet prétend refuser la psychologie traditionnelle. Néanmoins, les personnages de Claude Simon n’échappent pas à certaines déterminations propres à leur milieu. Sabine, la mère de Georges dans La Route des Flandres, réagit bien en fonction de sa condition aristocratique. C’est dire si l’analyse menée dans cette étude peut concerner, et éclairer, l’ensemble de la production romanesque ancienne et plus récente.

http://www.nonfiction.fr/article-6441-peindre_les_murs.htm

BLOGORAMA (MUSICORAMA) 12: UN PEU DE JAZZ AVEC PATRICK

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   Pour mon anniversaire, il y a un mois environ, le collègue et ami Patrick Stalenq m’a dédicacé un morceau de son cru, intitulé « De Janeiro« , petit mélange de bossa pimentée et de jazz. J’avoue ne pas connaître très bien ces deux genres musicaux, néanmoins j’ai été touché par le geste. Hélas je ne peux (les capacités techniques de votre serviteur sont limitées), mettre en ligne le morceau en question, car je ne dispose pas de lecteur mp3. Je place donc un lien vers le site « Soundcloud » de Patrick, en demandant à mes chers et rares lecteurs de cliquer ci-dessous.

« UNE SALE HISTOIRE », Jean Eustache, 1977.

  J’ai découvert ce court-métrage il y a quelques jours, après avoir fait des recherches sur Google autour de Michaël Londsdale, qui s’est produit dimanche dernier dans l’église de mon quartier, rue des Pyrénées, pour une très belle lecture de Victor Hugo et de Baudelaire, le tout accompagné par l’orgue.

  Certes, il n’est guère question de Dieu et de religion dans cette étrange et dérangeante Sale histoire. A l’artiste, tout est permis, comme dit le proverbe, et la scène, le livre ou l’écran sont justement là pour tout dire, surtout l’indicible, dans une visée cathartique ou pas. C’est d’ailleurs dans cet esprit que j’ai mis en ligne la bande-annonce de Patries de Cheyenne Carron, film qui évoque la question du racisme dans les banlieues, en présentant cette fois une victime européenne (ce qui suscitera évidemment des protestations critiques, mais qu’importe).

   Sommes-nous tous un peu voyeurs? Qu’il me soit permis de ne pas répondre. Réalisée par Jean Eustache en 1977, soit quatre ans avant son suicide, Une sale histoire traite du sujet de façon singulière et trouble, en présentant d’abord un volet fictionnel, avec ce même Londsdale, puis un volet documentaire, avec Jean-Noël Picq. Après vérifications, j’ai constaté que le bar évoqué existe toujours, à la Motte-Picquet Grenelle. Cela étant, je ne suis pas allé regarder s’il y avait, ou non, un trou dans la paroi des toilettes.

« LE CRAPAUD », bis.

… Cela fait déjà plusieurs semaines que je n’ai mis en ligne aucun texte « personnel ». Je veux dire: aucun texte de ma composition. Manque d’inspiration? Ce beau temps printanier, riche en particules fines pour les Franciliens que nous sommes, devrait pourtant s’avérer porteur, et il n’en est rien. Je ne traîne pas non plus en terrasse, pour observer ce que l’éternel Michel Houellebecq nomme « l’insupportable retour des minijupes », mais me concentre sur mes lectures, notamment celles d’Octave Mirbeau, et de ses étranges Contes cruels.

  Il semble, à ce propos, que mes chers, et trop rares, lecteurs, aient apprécié « Le crapaud », tiré des Lettres de ma chaumière. Mirbeau l’iconoclaste, le méconnu, se retrouve aujourd’hui étrangement placé sous le feu de l’actualité cinématographique, puisque Le journal d’une femme de chambre vient d’être réadapté par Benoît Jacquot, que j’estime. Fameuse gageure, quand on connaît les versions de Jean Renoir, dans sa période américaine, et de Luis Buñuel, dans sa période française.

  Ayant toujours goûté Les Amours jaunes, unique recueil du malheureux Tristan Corbière mort en 1875 à seulement vingt-neuf ans, (et classé parmi les « poètes maudits » par Pauvre Lélian, alias Paul Verlaine), je vous donne aujourd’hui à lire « Le crapaud », petit bijou d’audace stylistique et métrique. Croah!

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Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ca se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

  • Un crapaud! – Pourquoi cette peur,
    Près de moi, ton soldat fidèle !
    Vois-le, poète tondu, sans aile,
    Rossignol de la boue… – Horreur ! –

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son oeil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
……………………………………………………………

Bonsoir-ce crapaud-là c’est moi.

Ce soir, 20 juillet.

« PATRIES » de Cheyenne Carron

SUJET : Sébastien et ses parents viennent d’emménager en banlieue parisienne. A son arrivée, il essaie de se faire accepter par un groupe de jeunes issus de l’immigration Africaine. Malgré le rejet qu’il subit, une amitié complexe se noue avec Pierre, un jeune Camerounais en quête d’identité.

« LE CRAPAUD », Octave Mirbeau, 1885.

 

MirbeauÀ M. Aurélien Scholl

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J’avoue que j’aime le crapaud. Bien qu’il soit hideux et couvert de pustules, qu’il rampe sur un ventre jaune sale, qu’il ait la démarche grotesque et qu’il se plaise au fond des vieux trous ou sur la bourbe des eaux croupies, cet animal ne m’inspire aucune répulsion. Je n’ai nul dégoût à le prendre dans ma main et à lui dire les paroles de tendresse niaise que murmurent les concierges aux oreilles de leurs affreux roquets. Que de poignées de main j’ai données à des hommes dont la peau était peut-être plus blanche et lavée au champa, mais dont l’âme était infiniment plus immonde que celle du crapaud ! Car, n’en doutez pas, s’il est vrai que l’homme possède une âme, le crapaud, le pauvre crapaud, en possède une aussi, et combien meilleure ! L’avez-vous observé quand, après avoir aidé sa femelle à se débarrasser de ses œufs, il enroule lui-même autour de ses propres cuisses, les précieux chapelets ? Il les porte partout avec lui, plus prudent, plus ingénieux que jamais, de façon à ce qu’aucun de ces œufs ne se détache, et lorsqu’ils sont près d’éclore, il les dépose dans une mare, au meilleur endroit, et les défend courageusement contre les salamandres et les mourons.
Il n’y a pas, dans toute la création, un être plus haï que le crapaud. Les femmes, à sa vue, poussent des cris d’horreur, et si, par malheur, son corps a frôlé le bout de leurs jupes, elles s’évanouissent. L’ignorante brutalité du passant lui déclare une guerre sans merci. Quand, après les averses, on le rencontre par les chemins, qui sautille gauchement sur ses pattes courtes et plissées, on l’assomme d’un coup de bâton, on lui lance des pierres qui l’écrasent. C’est un maudit, maudit comme le sergent de ville que les surins guettent au détour des rues nocturnes ; comme le gendarme dont on retrouve le corps mutilé, au fond d’une marnière, près du bois hanté des braconniers ; comme tous ceux-là qui se dévouent à une œuvre juste, utile et bienfaisante, sans autre récompense que le mépris et la haine des foules. Ce n’est point seulement à cause de sa laideur qu’on le déteste, c’est surtout à cause de la mission, à la fois protectrice et justicière, qu’il accomplit dans la nature. Le crapaud détruit les larves qui coupent les moissons par la racine, font se flétrir les blés et se dessécher l’herbe des prairies ; il pourchasse impitoyablement les insectes qui dévorent les bourgeons, les limaces, les chenilles, les vers immondes qui corrodent les fleurs de leur bave, et pourrissent, sur les branches, les fruits encore verts : besogne ingrate et qui, semblable à celle de ces Don Quichottes imbéciles qui veulent préserver des larves humaines les beaux fruits d’intelligence, les belles fleurs d’art, les belles semences de patriotisme, ne rapporte que des horions et des risées. Malheureux crapaud, quand donc cessera-t-on de te poursuivre, de te jeter des pierres, de t’assommer ainsi qu’une bête malfaisante, toi, l’auxiliaire résigné du laboureur, le protecteur honni des jardins, le conservateur des trésors de la terre, toi qui, malgré ta mine basse et les verrues de ta carcasse rugueuse, devrais être le premier, parmi les animaux sacrés, comme tes sœurs les hirondelles et les cigognes, comme tes frères, les roitelets ?

Je marchais dans un chemin de traverse, bordé à droite et à gauche de bourdaines épaisses et de souches d’ormes courtes, trapues, mangées de polypes monstrueux et creusées de trous noirs. Il avait plu. Maintenant l’eau s’égouttait à la pointe de chaque feuille, en perles brillantes que le soleil irisait. Derrière les haies, les champs, mouillés par l’averse, fumaient, et l’on apercevait sur une branche morte de pommier des oiseaux bouffis qui secouaient leurs plumes. Sur le talus du chemin, entre les ronces et les brins d’herbe, quelque chose de sombre s’agita. Je m’approchai et je vis un crapaud, un vieux crapaud à la peau grumeleuse et crevassée qui, fort empêtré dans la broussaille, fuyait vers un gros tronc d’orme dont les racines à nu posaient sur le talus comme les serres d’un immense épervier. J’observai le crapaud. Après beaucoup de difficultés, il arriva au pied de l’arbre, juste au-dessous d’un trou qui, à la hauteur de cinquante centimètres, bâillait tristement dans l’écorce de l’orme. De ses deux pattes de devant, le crapaud s’appuya fortement contre l’arbre ; lorsqu’il se sentit bien suspendu, il fit un mouvement et son ventre se colla contre l’écorce, faisant l’office de ventouse ; ses pattes alors se détachèrent pour s’élever plus haut. C’est ainsi qu’il atteignit le trou, par où il disparut. Cet exercice m’avait émerveillé et je pensai que le crapaud qui l’avait aussi délicatement exécuté devait être un vieux routier, habile en plus d’un tour et d’une intelligence rare, comme sont les vieux crapauds. Je cueillis une belle mûre sauvage, je la piquai au bout d’un brin d’herbe et l’introduisis dans le trou de l’arbre, en ayant soin de la faire aller et venir pour exciter la curiosité et la gourmandise de mon batracien. Au bout de quelques minutes, je sentis que la mûre avait été gobée. J’en pris une nouvelle, et celle-ci ne tarda pas à être mangée ; à la troisième, le crapaud se présenta au bord du trou.
Qu’il avait une bonne et vénérable figure, avec sa gueule large et plate, ses gros yeux ronds qui lui sortaient de la tête, des yeux à la fois pleins de bonté, de malice et de résignation !
Je lui donnai encore quelques mûres, des vers et des mouches, qu’il avala avec une visible satisfaction, en me regardant d’un air de reconnaissance ; et, lui ayant laissé une provision de nourriture, je continuai mon chemin…
Tous les jours, je passais en cet endroit, et je m’arrêtais auprès du vieil orme. Le crapaud ne tardait pas à paraître. Je le gorgeais d’insectes, et lui, pour me remercier, me racontait toutes les aventures de sa vie, ses longs sommeils d’hiver sous les pierres gelées ; la cruauté des hommes quand, après les pluies chaudes, il sortait de sa retraite et s’égarait dans la campagne, foulé par les pieds, poursuivi par les dents des fourches ; tous les coups de bâton et tous les coups de sabot dont sa peau gardait encore les traces ; et j’admirais combien ce patriarche avait dû dépenser d’adresse, de prudence, de véritable génie, pour arriver, sans trop d’encombres, à travers les dangers et les embûches, malgré la haine des hommes et des animaux, à traîner sa misérable existence, qui devait être longue de plus de cent années.
– Notre histoire, me dit le crapaud, est pleine de choses lamentables et merveilleuses. On nous déteste, mais nous intriguons beaucoup les gens… Il faut que je te raconte quelque chose d’extraordinaire… Un soir de printemps, je fus pris par un savant, un vieux savant, qui cheminait sur la même route que moi. Tu connais sans doute cette espèce d’hommes farouches et barbares qu’on appelle des savants ! Il paraît que cela ne vit que du meurtre des pauvres bêtes, et que cela ne se plaît que dans le sang et les entrailles fumantes… Mon savant avait des lunettes et un grand chapeau de paille, sur lequel il avait piqué au moyen d’une épingle trois papillons qui battaient de l’aile de douleur… C’était affreux… Il m’enveloppa de son mouchoir et en me fourrant dans une boîte en fer blanc qu’il portait en bandoulière, je l’entendis ricaner et se dire : « Voilà un fameux crapaud ! Ah ! nous allons pouvoir nous amuser un peu, voilà donc un fameux crapaud ». Je passai la nuit en cette boîte que le bourreau, sans plus de façon, avait accrochée à un clou, dans son cabinet. Le lendemain de grand matin, le savant me retira de ma prison. Il me déposa sur une table, où se trouvaient beaucoup d’instruments et d’objets inconnus, puis, après m’avoir examiné en tous les sens du bout de sa pince d’acier, il me jeta au fond d’une sorbetière et me gela… Oui, il me gela !… Quand je sortis de la sorbetière, j’étais inerte et plus dur qu’une pierre. « Je crois qu’il est gelé, tout à fait gelé, je le crois », dit le savant. Et, pour s’en assurer mieux, il me frappa à plusieurs reprises avec une règle et me précipita durement trois fois, sur le parquet. Mon corps claquait comme une planchette de bois sec : « Parfaitement gelé, mon garçon », reprit-il. Et l’on me mit au frais.
Je restai ainsi deux ans. L’été, j’avais un supplément de glace car le savant craignait que je ne dégelasse. Quand un ami venait rendre visite à mon savant, on descendait à l’endroit où je me morfondais en mon gel. Celui-ci me prenait dans sa main et me jetait violemment contre un mur : « Qu’est-ce que c’est ça, le savez-vous ? », demandait-il. « C’est un crapaud en bois. » – « Pas du tout, c’est un crapaud gelé, et il vit, et je le dégèlerai, et cela fera une révolution à l’académie ». C’étaient, à ce propos, des discussions qui n’en finissaient plus. Je fus, en effet, dégelé en grande pompe et me mis aussitôt à sauter comme un cabri. Tout l’Institut était là ; on n’en revenait pas. Je profitai de l’effarement général pour m’enfuir, car je ne doutais pas que tous ces gens ne voulussent recommencer des expériences sur mon dos… On m’a conté depuis que le savant a écrit trois volumes in-quarto, sur mon aventure… Quelle pitié !

Je ne sais pourquoi l’idée me vint de lui donner un nom, et je l’appelai : Michel. Il parut très flatté de cette attention, le pauvre crapaud, et peut-être prit-il ce vocable pour un ennoblissement, pour quelque chose qui devait désormais le sauvegarder du mépris. Il répondait très bien à son nouveau nom, et quand je disais : « Michel ! », son corps se trémoussait, et ses yeux, plus vifs, roulaient avec un reflet de joie dans leurs orbites saignantes. Le bruit de mes pas sur le chemin lui était familier et connu, et il ne l’eût pas confondu avec celui des autres passants. Du plus loin qu’il l’entendait, vite il se présentait à l’entrée du trou, impatient et frémissant comme un chien qui sent approcher son maître. Quelquefois, je faisais mine de ne pas m’arrêter, et Michel me suivait de ses yeux devenus tristes tout à coup.
Un jour, je ne trouvai plus Michel. En vain je l’appelai, en vain je frappai sur l’arbre, en vain je mis dans le trou noir des insectes et des mûres. Le trou était vide : Michel était parti. Je repassai le lendemain. Une chauve-souris avait élu domicile dans la maison du pauvre crapaud. Elle s’envola tout effarée par la lumière, se cognant aux branches des arbres et poussant de petits cris. Je ne doutai pas que Michel n’eût été assommé. Pourtant la broussaille n’avait été dérangée ni foulée ; aucun savant, aucun chien n’était venu là. Je ne pensais plus à Michel, quand, un beau matin, je l’aperçus qui me regardait du seuil de son antre. Mais, combien changé ! Sa peau ridée, flasque, autour de son corps, faisait de gros bourrelets verdâtres ; son œil était atone ; à peine s’il pouvait remuer ses membres, réduits à l’état de chiffons visqueux.
– Eh bien ! Michel, lui dis-je d’une voix sévère, vous vous êtes mis dans un joli état ! Voilà donc où vous mène l’inconduite.
CMichel me regarda d’un air craintif et honteux. Pourtant il mangea avidement des insectes et de belles mûres. Nous reprîmes nos conversations.
Hier encore, je ne vis pas Michel, et je remarquai que les ronces avaient été, au pied de l’orme, piétinées, saccagées, arrachées. Et soudain je l’aperçus, le corps en bouillie, ses entrailles étalées, attaché sur la terre, par une brindille de coudrier pointue comme une épée. Je le couvris de quelques feuilles de ronces et l’ensevelis dans son trou.

   Une fauvette chantait au sommet d’un arbre voisin.

(in Lettres de ma chaumière)

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BLOGORAMA 11: « LE CAPITAL DES MOTS » D’ERIC DUBOIS

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  Poète et blogueur très actif, l’ami Eric Dubois, recroisé par hasard au Salon du Livre de Paris, a chaleureusement répondu à mon invitation, pour présenter son site « Le capital des mots », ce qui fait l’objet de ce présent Blogorama, onzième du nom. J’ai moi-même rédigé une critique de son excellent recueil Mais qui lira le dernier poème? édité par François Bon chez publie.net. Je mettrai cela en ligne prochainement. Pour l’heure, laissons la parole à l’intéressé:

« La revue culturelle Le Capital des Mots a été créée fin 2007 par le poète et chroniqueur Eric Dubois. Des centaines d’auteurs,des milliers de textes en ligne. Poèmes, nouvelles, articles critiques.
Parmi les auteurs publiés: Max Alhau, Jacques Ancet, Catherine Andrieu, Marie-Claire Bancquart, Emmanuel Berland, Marilyne Bertoncini, Laurence Bouvet, France Burghelle-Rey, Charlélie Couture, Michel Cosem, Charles Dobzynski, Chantal Dupuy-Dunier, Claude Faber,  Laurent Fels, Bernard Fournier, Jean Gédéon, Matthieu Gosztola,Dominique Gontier, Brigitte Gyr, Claire Kalfon, Martine-Gabrielle Konorski,Ghislaine Lejard, Jean-Pierre Lesieur, François-Xavier Maigre, Linda Maria Baros, Márcia Marques-Rambourg, Henri Meschonnic, Colette Nys-Mazure, Jeanine Salesse, Dana Shishmanian, Dominique Sampiero ,Dominique Sorrente, Alain Suied, Jean-Claude Tardif,  François Teyssandier.,Vincent Tholomé, Matthias Vincenot, Laure Weil… »

« LE CITRON GARE », lectures.

   Poète, blogueur, fondateur de la revue Traction-Brabant, et de la maison « Le citron gare », Patrice Maltaverne est intervenu le 5 mars à la la fameuse librairie « La lucarne des écrivains », où j’ai moi-même présenté Disparaître, il y a maintenant un an et demi. Je n’ai pu assister à la soirée, pour des raisons professionnelles. Trois vidéos sont néanmoins disponibles sur Youtube:

PS: J’ai publié il y a quelques jours un article que Patrice a consacré à mon roman, ainsi qu’une présentation de son propre blog dans le BLOGORAMA 5 du 14 octobre 2014.