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VIEILLE FERME À LA TOUSSAINT

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La ferme aux longs murs blancs, sous les grands arbres jaunes,
Regarde, avec les yeux de ses carreaux éteints,
Tomber très lentement, en ce jour de Toussaint,
Les feuillages fanés des frênes et des aunes.

Elle songe et resonge à ceux qui sont ailleurs,
Et qui, de père en fils, longuement s’éreintèrent,
Du pied bêchant le sol, des mains fouillant la terre,
A secouer la plaine à grands coups de labeur.

Puis elle songe encor qu’elle est finie et seule,
Et que ses murs épais et lourds, mais crevassés,
Laissent filtrer la pluie et les brouillards tassés,
Même jusqu’au foyer où s’abrite l’aïeule.

Elle regarde aux horizons bouder les bourgs ;
Des nuages compacts plombent le ciel de Flandre ;
Et tristement, et lourdement se font entendre,
Là-bas, des bonds de glas sautant de tour en tour.

Et quand la chute en or des feuillage effleure,
Larmes ! ses murs flétris et ses pignons usés,
La ferme croit sentir ses lointains trépassés
Qui doucement se rapprochent d’elle, à cette heure,
Et pleurent.

Emile Verhaeren, Toute la Flandre

BIBLIO-POÉSIE 3: LE CHOIX DE MARILYNE BERTONCINI

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   Le cinéaste et poète perse Abbas Kiarostami,عباس کیارستمی, est mort il y a quelques heures, à Paris, d’un cancer du foie. Série noire, ces derniers jours! Ayant résolu de ne pas donner un tour nécrologique au blog, qui n’est pas un cimetière, et ne me sentant pas la capacité d’évoquer une si brillante figure, je ne parlerai pas de son parcours. De nombreux articles ont été écrits, hier et aujourd’hui. L’homme avait choisi de rester en Iran après la Révolution, et ce malgré le recul intellectuel et civilisationnel opéré à cette époque, malgré la censure, toutes choses prédites par Houellebecq dans son dernier, et funeste roman. Abbas Kiarostami sera enterré à Téhéran, où il était né, soixante-seize ans plus tôt, au sein d’une famille modeste.

La page Wikipédia Abbas Kiarostami

  Revenons en à la poésie pure, celle qu’appréciait, et pratiquait, Kiarostami. Il y a déjà trois mois, j’ai lancé ma nouvelle rubrique bibliopoétique, en demandant aux lecteurs assidus (il en existe), de me donner la liste des dix ou vingt recueils les ayant le plus marqués. Ayant eu de nombreuses réponses, j’ai promis de publier une liste par mois, en alternant masculin et féminin, c’est-à-dire en éditant une liste donnée par une femme, puis une liste donnée par un homme, d’un mois à l’autre, et ce dans un souci de parité. Si vous comprenez quelque chose à ce que j’ai dit, c’est que je me suis mal exprimé, pour reprendre les termes de Jean-Luc Godard…

    Le dernier « Biblio-poésie » m’a été soufflé par Marc-Louis Questin, (auteur du Crépuscule des otaries, que je viens de chroniquer pour le prochain numéro de Diérèse. J’y reviendrai). Je donne cette fois la parole à la poétesse niçoise, originaire du Nord, Marilyne Bertoncini:

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1 – Alcools (Guillaume Apollinaire) –

2 – Les Fleurs du Mal (Charles Baudelaire)

3 – Les Villes Tentaculaires (Emile Verhaeren)

4 – Les Chimères (Gérard de Nerval) –

5 – Paroles (Jacques Prévert)

6 – La Centaine d’amour (Pablo Neruda)

7- Tout Jabes –

8 – Les Chants de Maldoror (Lautréamont) –

9 – Arbres d’Hiver (Sylivia Plath) –

10 – Ossi di Sepia (Eugenio Montale) –

11 – La Gerusalemme liberata (Torquato Tasso) –

12 – plusieurs recueils de Kenneth White –

13 – Le Parti pris des choses (Francis Ponge)

14 – La Complainte du vieux marin (Samuel Taylor Coleridge)

15 et suivants – toute la poésie d’Eluard, Aragon, Juarroz, et les poèmes de Martin Harrison – parce que je les ai traduits et qu’ils continuent de m’habiter (Serpent Arc-en-ciel, chez « Recours au Poème » éditeurs) ….

  Je livre la liste de façon quelque peu brute. Marilyne, dont j’ai évoqué le blog « Minotaur/a », est à la fois docteure ès Lettres, traductrice, et auteure, et animatrice du site « Recours au poème ». Sa biblio-poésie étant à la fois riche et variée, j’avoue me trouver un peu marri pour privilégier telle ou telle figure, pour citer tel ou tel poète…

Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini

« Recours au poème »

  Après moult tergiversations, je m’attacherai à citer Émile Verhaeren (1855-1916), dont les textes, évoquant la ville industrielle wallonne, m’ont fortement marqué durant mes études. Hommage est ainsi rendu à la Belgique, précieuse terre de poésie. J’en reviens également à un style plus classique, versifiée, après avoir évoqué, à plusieurs reprises, des figures actuelles:

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LE PORT (1895)

Toute la mer va vers la ville !

Son port est surmonté d’un million de croix :
Vergues transversales barrant de grands mâts droits.

Son port est pluvieux et suie à travers brumes,
Où le soleil comme un oeil rouge et colossal larmoie.

Son port est ameuté de steamers noirs qui fument
Et mugissent, au fond du soir, sans qu’on les voie.

Son port est fourmillant et musculeux de bras
Perdus en un fouillis dédalien d’amarres.

Son port est tourmenté de chocs et de fracas
Et de marteaux tournant dans l’air leurs tintamarres.

Toute la mer va vers la ville !

Les flots qui voyagent comme les vents,
Les flots légers, les flots vivants,
Pour que la ville en feu l’absorbe et le respire
Lui rapportent le monde en leurs navires.
Les Orients et les Midis tanguent vers elle
Et les Nords blancs et la folie universelle
Et tous les nombres dont le désir prévoit la somme.
Et tout ce qui s’invente et tout ce que les hommes
Tirent de leurs cerveaux puissants et volcaniques
Tend vers elle, cingle vers elle et vers ses luttes :
Elle est le brasier d’or des humaines disputes,
Elle est le réservoir des richesses uniques
Et les marins naïfs peignent son caducée
Sur leur peau rousse et crevassée,
A l’heure où l’ombre emplit les soirs océaniques.

Toute la mer va vers la ville !

Ô les Babels enfin réalisées !
Et cent peuples fondus dans la cité commune ;
Et les langues se dissolvant en une ;
Et la ville comme une main, les doigts ouverts,
Se refermant sur l’univers !

Dites ! les docks bondés jusques au faite
Et la montagne, et le désert, et les forêts,
Et leurs siècles captés comme en des rets ;
Dites ! leurs blocs d’éternité : marbres et bois,
Que l’on achète,
Et que l’on vend au poids ;
Et puis, dites ! les morts, les morts, les morts
Qu’il a fallu pour ces conquêtes.

Toute la mer va vers la ville !
La mer pesante, ardente et libre,
Qui tient la terre en équilibre;
La mer que domine la loi des multitudes,
La mer où les courants tracent les certitudes ;
La mer et ses vagues coalisées,
Comme un désir multiple et fou,
Qui renversent les rocs depuis mille ans debout
Et retombent et s’effacent, égalisées;
La mer dont chaque lame ébauche une tendresse
Ou voile une fureur ; la mer plane ou sauvage ;
La mer qui inquiète et angoisse et oppresse
De l’ivresse de son image.

Toute la mer va vers la ville !

Son port est parsemé et scintillant de feux
Et sillonné de rails fuyants et lumineux.

Son port est ceint de tours rouges dont les murs sonnent
D’un bruit souterrain d’eau qui s’enfle et ronfle en elles.

Son port est lourd d’odeurs de naphte et de carbone
Qui s’épandent, au long des quais, par des ruelles.
Son port est fabuleux de déesses sculptées
A l’avant des vaisseaux dont les mâts d’or s’exaltent.

Son port est solennel de tempêtes domptées
Et des havres d’airain, de grès et de basalte.