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UN ARTICLE SUR « ANIMAUX », PAR PIERRE CORMARY.

Un chaleureux merci, évidemment, à Pierre Cormary, auteur d’Aurora Cornu, blogueur, critique, et surtout ami. Merci également à Pierre Poligone, directeur de l’excellente revue en ligne Zone critique.

Etienne Ruhaud : Dévorations

In the tower of sleep, André Masson, 1938.

Premier recueil d’Etienne Ruhaud publié chez Unicité en 2020 et récemment traduit en roumain, Animaux est un monstre de poésie qui en défrisera plus d’un. Tenant de la zoologie imaginaire, de la science-fiction gore, mais aussi d’un parti pris à la Francis Ponge, ce bestiaire horrifique constitue autant un paysage mental des plus secrets qu’une méditation singulière sur le vivant grouillant et sanguinolent qui pourrait surgir derrière le placard ou sous votre lit.  


J’aime l’araignée et j’aime l’ortie
Parce qu’on les hait

Victor Hugo.

Attention, ils approchent. Qui ? Les Animaux de Ruhaud. Larves géantes, insectes de cauchemar, limules hautes sur pattes, tiques éléphantesques – tous au présent et au pluriel, là, devant nous, prêts à nous dévorer. Animaux ou le livre dont vous êtes la proie.  Comme chez Lovecraft ou Kafka, écriture horrifique à laquelle on n’échappe pas. Littéralité pétrifiante qui vous ramène aux choses – sinon à la « chose » comme dans les films d’horreur. Aucune métaphore dans ce texte, que des métamorphoses. Que des corps, des organes, de la bave, viscères en mouvement, croûtes en expansion, nervures rongeantes. Et par-dessus tout, mots inventés qui renforcent la réalité de ces créatures inconnues. Passe encore qu’il y ait des crabes, des limaces et des scorpions, mais que sont-ce ces bôlces ? Ces brains ? Ces kraps ? Ces krugs ? Ces rostres ? Et ce tératon, mon préféré, « animal très laid » qui a l’air horrible comme ça, avec son abdomen translucide et sa peau qui laisse apparaître les organes, alors qu’il veut simplement se frotter à nous en ronronnant. On le rejette bien sûr, dégoûté, inconscient de l’avoir blessé dans son câlin pendant qu’il disparaît dans le lointain en miaulant tristement. C’est qu’en ce monde, « tout veut un baiser », tout murmure l’amour, même la vilaine bête et comme dirait Victor Hugo que l’auteur a beaucoup pratiqué.

Un précis de mastication

Comme une machine de Sade, le cycle de la nature s’est mis en branle tandis que l’écriture terriblement tellurique de Ruhaud s’est mise au service de cette broyeuse – créant une étrange horreur objective

Au début, on a du mal à voir à quoi ressemblent ces bestioles (veut-on les voir en fait ?). Et puis, d’un coup, on les voit trop – et non pas tant par leur forme générale qu’il sera toujours difficile d’identifier que par les dégâts, sinon les massacres qu’elles provoquent autour d’elles. Par exemple ces « baignoires » du fond des abysses qui ouvrent le recueil. Décrites comme des « bassins circulaires dont les bords sont constitués d’écailles mauves, grandes comme la main, dures comme le roc », on peine à les distinguer même si on pressent d’emblée quelque chose de menaçant. La suite le confirme : attirés par une odeur ferrugineuse que cette baignoire dégage, poissons, coquillages et crustacés y sont attirés avant d’être « électrocutés, puis aspirés vers la bouche, trou noir et rond, au centre » où ils seront broyés, digérés, puis expulsés comme excréments, eux-mêmes « consommés par des crabes microscopiques ». Le bassin était une bouche, la baignoire, un estomac – et quoiqu’immobile, son territoire s’étend à chaque ingestion, « lente et silencieuse conquête ».  Comme une machine de Sade, le cycle de la nature s’est mis en branle tandis que l’écriture terriblement tellurique de Ruhaud s’est mise au service de cette broyeuse – créant une étrange horreur objective (nous allions dire « olfactive »). Tout ne sera plus alors que dévoration, manducation, mastication, sécrétion, déglutition et pour finir transformation générale des matières en d’autres matières, engrais tout usage, excroissance sans fin des freaks. Ainsi de ces « kraps », « bizarres batraciens sans queue ni pattes », au « corps marron et pustuleux », à « l’odeur de soufre et de merde » et qui se désagrègent « dans une explosion de sang, de tripes et de vermine (…) dont les restes très fertiles [nourriront] la terre » et engendreront de nouveaux kraps. Ou de ces « bôlces », « gigantesques citrouilles roses, plissées, couvertes de traits rouges semblables à des veines », et dont on pourra faire « des décoctions censées vaincre la stérilité ». Sans oublier le sang des « kabutos », sortes de giga-araignées « ornées d’yeux articulées et mobiles », que l’on vend sur le dark net pour la surprenante raison que leur liquide « qui évoque le mercure, durcit à la cuisson pour former un métal bleu roi très apprécié en joaillerie, et dont la valeur dépasse celle de l’or ». Ici, le précis de décomposition se fait loi du marché ; l’organique, contrat socialL’écosystème est un capitalisme comme un autre. Même si gare aux « rostres », sorte de rochers marins carnivores qui engloutissent tout ce qui passe. « Plusieurs pécheurs ou plongeurs impudents y ont laissé la vie, avalés par le rostre centenaire ».

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