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« EXCURSIONS POÉTIQUES », Marie-Anne Bruch, Z4 éditions, 2023 (citation)

Place de la République – Un café près de la rue Léon-Jouhaux – 10ème arrondissement – Lundi 21 novembre à 11 h 10

La terrasse couverte où j’ai pris place me donne une vue imprenable sur un gros yucca agressivement hérissé sur des petits buissons pisseux, pouilleux, exhibant leur desséchement avec orgueil. Le garçon de café me fait répéter deux fois ma commande, éberlué qu’on puisse parler français avec l’accent originel et j’ai un peu de mal à articuler ce café allongé qui aurait préféré rester couché. À quelques mètres de moi, un homme trifouille tout un matériel d’allure électrique et s’engueule au téléphone avec un homme de son village qui lui doit quelque chose ou, peut-être, plutôt, qui lui manque de reconnaissance. L’homme est nerveux, malingre, sous tension, et apparemment pressé d’en finir avec tout cet attirail de câbles et de boîtiers, qui est loin de l’électriser.

Une vieille dame en parka jaune poussin s’arrête à la hauteur de ce café: elle a la démarche heurtée et malaisée de qui a passé sa nuit à déambuler d’un pas mécaniquement égal.

Cette place de la République est trois ou quatre fois plus grande que dans mon souvenir et le vent s’y engouffre comme un saisissement blanc. D’ailleurs, mes doigts peu à peu engourdis et ralentis prennent une raideur de marbre livide sur le clavier de mon téléphone. La kyrielle des passants s’emmitoufle dans ses rares épaisseurs de couleur défraîchie et son pas, d’abord décidé, se fait vacillant et approximatif, comme au bord d’un choix crucial et irréversible.

Des groupes de jeunes garçons ont des sourires tordus et douteux et se les repassent comme des vieux cintres volés en douce à l’étalage.

J’ai travaillé dans ce quartier en 2001, boulot qui fut ma première odyssée dans l’espèce des monde des start-ups informatiques, bulle où je tentais de percer et qui me perça à jour avant de me désintégrer pour cause de non-intégration puis que me licencia faute de licence en multimédia.

Cette sinistre boîte se situait rue Taylor et, bien que l’on m’y taillât des costards pour l’été comme pour l’hiver – et même pour la demi-saison – et je fus très loin de m’enrichir en ses bureaux.

Immeubles blanchâtres, trottoirs cendreux, passants décolorés, cieux couleur de neige fumée, quelles pensées peuvent germer dans un tel paysage, à part de mornes regrets mort-nés?

Comme je traverse en sens inverse la place de la République, une immense bourrasque vient se lover dans mon giron – glissante et vive comme une queue de poisson – et des vols de pigeons, là, juste devant mes yeux, s’entrecroisent et s’entrelacent en dessinant des arabesques et des sinusoïdes d’un gris hallucinant (p. 63-65)